ANNE LEROY

texte

Jusque dans les années 1960, le plateau de Langres était un pays d’élevage bovin où l’on produisait du lait et du fromage. Les choix de la modernisation agricole, et plus particulièrement la mécanisation et la tendance à la spécialisation céréalière – avec les logiques productivistes qui la sous-tendent – ont favorisé le développement d’un modèle d’agriculture basé sur la production intensive et en grande quantité de matières premières (céréales, lait). Depuis les années 2010, ici comme ailleurs en France, la concentration des exploitations agricoles et l’accumulation de capital s’accélèrent.

Dans la région, le nombre d’exploitations a été divisé par quatre, passant de 7 529 en 1970 à 1 850 en 2020, la taille moyenne des fermes étant elle aussi multipliée par quatre, de 42 à 170 hectares. Le nombre d’exploitants a diminué, le nombre de salarié.es a augmenté. Rares sont les agriculteurs qui continuent à exploiter leurs fermes seuls. La plupart se regroupent dans des mégastructures aux montages sociétaires complexes (SCEA, SAS, etc.) pour mettre en commun leurs moyens de production. Ce mouvement de concentration entraîne une course en avant dans des stratégies coûteuses : achat de terres et augmentation du prix du foncier, hyper-investissement et endettement. Le modèle de l’entrepreneur agricole qui innove, investit et délègue une partie de plus en plus importante de son travail à des salarié.es s’impose peu à peu.

Les agriculteurs du plateau sont majoritairement des hommes. Ils possèdent d’importants moyens de production. Leur patrimoine, historiquement foncier, est aujourd’hui aussi immobilier et financier. Néanmoins, les écarts se creusent entre deux types d’exploitants : d’un côté ceux qui sont à la tête de grandes entreprises, épaulés dans la gestion de leur exploitation par une myriade de conseillers, avocats fiscalistes et gestionnaires de biens, et emploient des travailleur.euses pour faire le travail des champs et la traite des vaches ; de l’autre ceux qui, moins bien dotés en ressources, tentent de se maintenir en redoublant de travail et d’investissements et en accumulant des dettes qui les fragilisent.

Issu d’une enquête de terrain dans une région agricole de l’Est de la France menée depuis 2019, On voudrait pas se faire manger est le fruit d’une immersion dans le monde agricole et ses contradictions. Trois dispositifs artistiques qui mêlent photographie, création sonore et film donnent à entendre et à voir les personnes qui font l’agriculture et les bouleversements qui les affectent. J'y ai d’abord réalisé des entretiens et des observations, avant de réaliser des œuvres en collaboration avec certaines personnes rencontrées devenues des alliées.

La série de portraits photographiques est née de l’envie de représenter celles et ceux qui travaillent sur les fermes sans dépeindre un monde agricole en train de s’éteindre ou en perdition. Au travers de photographies et de textes, elle donne à voir dans leur diversité leurs statuts, leurs métiers, selon les caractéristiques de leurs fermes et leurs places dans différents marchés (agriculture conventionnelle, AOP, agriculture biologique, circuits courts). Elle aborde aussi la question épineuse de la transmission des fermes, à la fois transmission d’un patrimoine, d’un capital et de compétences.

L’installation sonore 100 vaches à l’heure (28 minutes) fait entendre deux voix : Laura et Martial sont salarié.es d’une ferme laitière sur laquelle trois cent vingt-cinq vaches sont traites matin et soir. Au quotidien, ils soignent autant les animaux que les machines : si la traite se fait encore en branchant les vaches à la main, l’alimentation des animaux est entièrement automatisée. Ensemble, ils nous invitent à réfléchir au sens du travail avec les animaux en élevage intensif.

Enfin, avec le film Comme une ferme, en grand (58 minutes), on suit des agriculteur.trices qui militent au syndicat des Jeunes Agriculteurs dans l'organisation d'une grande fête populaire. Je filme ici des jeunes qui, tout en s’investissant dans la reprise des fermes de leurs parents, cherchent à se réunir et se divertir.

2019-2023

Avec le soutien de « Mondes nouveaux » programme du ministère de la Culture, du Soutien à la photographie documentaire du Cnap, de la DRAC Nouvelle-Aquitaine, de la Région Grand-Est et la Maison Laurentine.

Using Format